Par Jean-Pierre Béland - 1er décembre 2015
Prodiguer des soins, notamment en fin de vie, pose de nombreux défis aux soignants et engendre parfois de profondes souffrances. L’auteur examine cette souffrance et propose des pistes pour mieux y faire face, notamment en regard des répercussions de la Loi concernant les soins de fin de vie.
La souffrance liée à l’accompagnement en fin de vie pourrait-elle nous aider à approfondir la notion de souffrance des soignants, dans le système de santé, afin de bien saisir en quoi cette souffrance est un problème difficile à résoudre?
Parler de la souffrance des soignants, de leur sentiment d’impuissance face à la mort de leurs patients, c’est entrer dans la question identitaire profonde du soignant. L’accompagnement en fin de vie bouleverse toutes les habitudes de travail des soignants. Le vécu de l’échec, comparativement à l’idéal de « sauveur » souvent inculqué durant les études médicales ou paramédicales, implique une remise en question du sens de la profession de soignant dans la relation de soin. L’impuissance ressentie face à la mort désarme les soignants dans leurs actions et leurs pratiques destinées à guérir. Et, si chaque soignant en soins palliatifs peut adopter la fonction d’accompagnateur comme solution, il est parfois « agressé pour ce qu’il représente (un soignant) et pris au piège de sa fonction »1. Tout soignant risque alors d’éprouver la souffrance découlant de l’échec d’une mission ou d’un idéal de soin non accompli.
Éthique et souffrance
Mais n’y a-t-il que l’incapacité à sauver les soignés qui produit la souffrance du soignant? Cette souffrance n’est-elle pas aussi provoquée par la conscience de problèmes éthiques difficiles à résoudre dans bien des situations vécues? Subir constamment une surcharge de travail, devoir réduire le temps disponible pour échanger avec le patient, poursuivre des objectifs de rentabilité à tout prix – paradoxe administratif – sont des situations vécues au quotidien dans le contexte du travail déshumanisé en milieu de santé; toutes ces contraintes – ou règles morales – causent chez les soignants une souffrance issue de la culpabilité face à l’impossibilité d’atteindre l’idéal thérapeutique du soin. Et l’absence de dialogue nécessaire pour résoudre de tels problèmes causés par des règles morales n’est-elle pas l’une des causes d’aggravation de la souffrance dans de nombreuses situations des soins hospitaliers (soins palliatifs ou soins aux personnes dépendantes, handicapées, etc.)?
Il y a donc lieu de s’interroger sur la souffrance des soignants qui peut être l’expression d’une impuissance et d’une perte de contrôle de la situation du soigné en fin de vie, d’un écart important entre les valeurs soignantes et la réalité du terrain, d’une perte du sens de sa fonction de soignant face à la souffrance du soigné qui refuse la démarche palliative d’accompagnement et demande l’aide médicale à mourir. Comment mieux comprendre cette souffrance qui remet en question le sens du travail professionnel comme soignant, et telle ou telle partie du « système » de santé, et qui devient ainsi un problème à résoudre pour maintenir la passion, le vif intérêt de la profession, et une véritable estime de son identité en tant que soignant. Ce problème ne risque-t-il pas de s’aggraver dans le nouveau contexte où la loi 2 sur les soins de fin de vie autorise l’aide médicale à mourir? Comment résoudre ce problème de la souffrance du soignant?
Pour ouvrir un espace de réflexion, d’analyse, d’information et d’échange sur cette question, j’ai proposé, dans le prolongement de l’ouvrage collectif La souffrance des soignants (2009)2, un livre intitulé : L’accompagnement en fin de vie. Les défis d’une démarche d’appui aux soignants (2015)3. Ces défis à relever sont les suivants:
- Approfondir la notion de souffrance des soignants, ses causes et ses effets destructeurs, afin de bien saisir en quoi cette souffrance est un problème à résoudre;
- Approfondir la notion de dialogue comme moyen d’apprentissage collectif pour aider à résoudre ce problème de la souffrance des soignants, et ce, en construisant le sens du prendre soin;
- Comprendre pourquoi il est difficile de dialoguer sur la souffrance des soignants pour coconstruire le sens du prendre soin.
- Le premier défi est de comprendre que cette souffrance avouée s’enracine dans la conscience individuelle bouleversée par des problèmes éthiques interdépendants difficiles à résoudre :
- La perte de sens, pour le soignant, dans la relation de soins;
- L’écart entre l’idéal de soins et les conditions concrètes d’exercice;
- La représentation – ou la conception – du sens de la fin de vie et de la mort.
Le problème éthique à résoudre est alors le suivant : quel sens puis-je donner à la relation de soin? Quel idéal de soin est-ce que je cherche à actualiser? Sur quoi repose ma conviction face à cet idéal de soin?
Le soignant peut-il se sentir démuni devant de telles questions? Loin d’avoir reçu la formation nécessaire pour faire face à ce problème de la souffrance morale ou éthique, le soignant a plutôt été amené à faire siennes des valeurs collectives – dignité, autonomie, solidarité, justice – que comporte l’idéal thérapeutique du soin. Des valeurs humaines qui demeurent bien théoriques dans les déclarations ministérielles ou les directives des conseils d’administration, ou dans les cours de déontologie, car, dans les faits, elles sont niées par les conditions peu favorables à leur réalisation sur le terrain de la pratique. D’une part, le soignant est soumis à un idéal d’humanisation des soins et des services (par exemple, il peut atteindre cet idéal éthique propre à sa fonction de soignant dans une relation dialogique au sein d’une équipe interdisciplinaire en relation avec le soigné pour mieux comprendre son besoin de soins); d’autre part, il est renvoyé à la dure réalité du travail du soignant et se trouve contraint de déshumaniser le soigné (par exemple, le soignant risque de voir le soigné comme « objet de soin » dans une relation technique uniquement).4
La mission des éthiciens est d’aider les médecins à verbaliser ce paradoxe administratif qui joue un rôle prépondérant dans la dynamique de la culpabilité et du silence, lot du plus grand nombre des soignants quand le système va mal. Ce paradoxe défavorise nettement l’ajustement des soins à la réalité vécue du patient. N’est-il pas difficile de dialoguer, dans ce contexte, sur l’importance de changer le cadre moral par l’analyse des paradoxes pour que le soignant retrouve le sens de l’humain?
Construction de sens et dialogue
À cela s’ajoute le problème de la représentation – ou de la conception – du sens de la fin de vie et de la mort en soins palliatifs : quel sens donner à la fin de vie et à la mort? Pour certains, le « caractère sacré de la vie » revêt la valeur paradigmatique de la représentation qui donne sens au courage de vivre, en dépit de toute souffrance, jusqu’à la mort. Mais peut-on donner un sens à la souffrance de l’autre en fin de vie et à la mort?
Dans le contexte d’un nouveau cadre légal – la loi 2 (du 5 juin 2014) autorisant la pratique de l’aide médicale à mourir en soins palliatifs et la décriminalisation de l’aide médicale à mourir par la Cour suprême du Canada (6 février 2015) – le soignant doit (mais le peut-il vraiment?) comprendre que l’aide médicale à mourir peut être un « soin adapté », ayant pour but de soulager une autre forme de souffrance, soit la souffrance morale de la perte de sens (Sur la question de l’aide médicale à mourir, cet article reflète la position de l’auteur uniquement, et non celle du CSsanté). Mais peut-il vraiment souffrir de ne pas comprendre que l’accompagnement de toute personne souffrante doit permettre à celle-ci d’exercer un plus grand contrôle sur sa vie et la soutenir dans ses efforts pour trouver une piste de réponse à ses problèmes, sa propre voie? Ce nouveau contexte témoigne de la promotion de l’autonomie devenue une valeur centrale dans nos sociétés contemporaines, et d’une transformation du « prendre soin ». Le problème éthique à résoudre – dans le contexte du paradoxe administratif – prend alors la forme du dilemme suivant : le soin comme relation technique ou comme relation à l’autre (l’accompagnement dans la maladie).
Exprimer sa souffrance morale en la partageant par le dialogue – au plan personnel ou au plan institutionnel – comme moyen pour construire le sens éthique du prendre soin, ne consiste pas alors en un échange de paroles ou d’idées conflictuelles dans un débat « pour ou contre » les soins palliatifs ou l’aide médicale à mourir. La reconnaissance, à travers le dialogue, du sens de la qualité du soin, ne se construit pas par la force de la « persuasion » ou de « l’argumentation » dans un débat qui prend la forme d’un dilemme : soins palliatifs ou aide médicale à mourir? Ce dilemme nous éloigne du vrai problème de la dure réalité du travail du soignant, qui se trouve contraint, bien malgré lui, de déshumaniser le soigné. On se fait au contraire imposer, dans les médias, le débat qui perdure encore aujourd’hui entre les défenseurs des soins palliatifs et les défenseurs de l’aide médicale à mourir sur la question de mourir dans la dignité, pour démontrer que l’autre ne se laisse pas convaincre si facilement.
Pourquoi est-ce si difficile de dialoguer pour coconstruire le sens du prendre soin dans ce débat? Le dialogue nécessaire pour sortir de cette crise communicationnelle du débat est un travail exigeant. Il faut partir de la vraie question. Quelle est la vraie question en éthique du dialogue au sujet de l’aide à mourir dans la dignité? Le dilemme « soins palliatifs ou aide médicale à mourir » est une fausse question. La vraie question est celle d’assurer la promotion de l’autonomie, devenue une valeur centrale dans nos sociétés contemporaines. Autrement dit, le vrai problème pour le soignant – l’accompagnateur – est de consacrer un laps de temps nécessaire pour un dialogue de coconstruction de sens sur la question de « mourir dans la dignité », avec le mourant, pour permettre à celui-ci de vivre sa propre mort en fonction de ce qu’il est, de ce qu’il veut et de ce qu’il peut. Mais pourquoi prendre ce temps de dialogue? La question est de savoir si la personne souffrante est réellement libre de choisir. Car qu’est-ce qu’une réelle liberté de choix? C’est progressivement qu’on devient libre de choisir la meilleure option. Mais est-il possible qu’un accompagnateur ne puisse pas favoriser cette liberté de choix éclairé, du fait qu’il doit obligatoirement réduire le temps consacré au dialogue dans la relation d’accompagnement? Le problème n’est pas que la plupart des soignants croient qu’il y a contradiction entre les soins palliatifs et l’aide médicale à mourir : une personne peut très bien, au bout d’une relation d’accompagnement, faire encore le choix de demander l’aide médicale à mourir. Ainsi l’aide médicale à mourir signifie prendre soin de cette personne agonisante qui ne veut plus souffrir moralement, lorsqu’elle éprouve des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables, qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge acceptables. Elle suppose que le soignant n’est pas insensible aux volontés de la personne en fin de vie, lesquelles fondent sa dignité et sa liberté.
Mais pourquoi est-ce si difficile de dialoguer?5 Il y a le problème de ne pas pouvoir prendre le temps de formation au dialogue et le problème de devoir réduire le temps disponible pour dialoguer avec le client. Mais si le soignant peut offrir un temps de dialogue, la difficulté du dialogue consiste dans le fait que le soignant, incapable de sauver le soigné, doit alors apprendre à se décentrer de lui-même pour répondre d’une façon autonome et responsable, non pas à son problème personnel, mais au problème de la souffrance de cet autre (le soigné). Il y a toujours un risque que le soignant se referme sur lui-même en ayant tendance à ramener le problème de la souffrance à un niveau personnel : le soignant souffrant cherche à trouver la solution à son problème personnel. Il en résulte qu’il a de la difficulté à se décentrer de lui-même en vue d’atteindre la finalité du dialogue qui est de coconstruire le meilleur mode d’accompagnement possible pour répondre au problème de la souffrance de l’autre (le soigné).
Le rôle du soignant autonome et responsable, qui se décentre de lui-même dans le dialogue, est d’offrir au soigné les éléments nécessaires d’un choix libre et éclairé pour faire avancer la coconstruction de sens de l’accompagnement6 :
- Le caractère sacré de la vie donne un sens à la mort et à la souffrance comme faisant partie du processus de la vie. C’est le sens premier du déploiement des soins palliatifs.
- Le sens de la vie personnelle comme de sa propre histoire. Lorsque la personne juge que son histoire est terminée, elle est prête à mourir.7
- Le sens de la vie réside dans la liberté de choix.
Dans tous les cas de demande d’une aide à mourir dans la dignité, il faut comprendre que ces éléments se déploient comme trois options ou horizons de sens d’un choix libre et éclairé que le soignant autonome et responsable peut offrir au soigné en vue d’ouvrir un espace de dialogue pour faire avancer la coélaboration du sens de l’accompagnement.
Lorsque les personnes sont dans le même univers de référence du premier horizon de sens – celui du caractère sacré – de la vie, de la mort et de la souffrance, le dialogue est plus facile et le soignant et le soigné peuvent rapidement arriver à déterminer quel est le meilleur mode d’accompagnement. Toutefois, si l’écart de sens est tel que le soignant se rend compte qu’il ne peut pas accompagner le soigné, il doit alors, au nom de sa compétence professionnelle, suggérer une autre personne pour se respecter lui-même ou éviter le cas du prosélytisme.
D’autres problèmes peuvent surgir, dans la recherche d’un sens partagé de la relation de soin propre à l’éthique du dialogue entre les responsables (soignants, représentant légal et proches), dans le cas de divergences sur l’interprétation des indices concernant la volonté présumée de la personne en fin de vie qui demande à mourir dans la dignité. Il n’est pas facile de résoudre, dans le dialogue, cette situation conflictuelle pouvant résulter de la confusion entre l’aide médicale à mourir et l’euthanasie considérée comme un meurtre dans la terminologie et la pratique clinique. L’aide médicale à mourir serait une euthanasie considérée comme un meurtre si elle ne correspondait pas à la volonté de la personne. La difficulté de la coconstruction du sens de l’accompagnement à l’aide médicale à mourir dans le dialogue suppose qu’il faut dissiper cette confusion entre l’aide médical à mourir comme un soin et l’euthanasie comme un meurtre. Le sens de l’aide médicale à mourir considérée comme un soin se distingue de l’euthanasie en ce que celle-ci ne sous-entend pas que la demande doit provenir en tout temps de la personne : le « par » et le « pour » la personne qui demande sont des balises très importantes. L’aide médicale à mourir ne se donne pas en tout temps (selon l’article 26 de la Loi 2) et elle répond à un besoin éprouvé par des personnes souffrantes en fin de vie. Les soins palliatifs ont pour but de soulager les souffrances physiques et psychologiques. Mais il y a une autre forme de souffrance, la souffrance morale qu’on pourrait définir ainsi en contexte de fin de vie : souffrance engendrée par l’écart entre la fin de vie que vivra la personne en soins palliatifs et la fin de vie qu’elle souhaite pour vivre en cohérence avec ses choix de vie. Pour soulager cette souffrance morale, il faut donner un soin spécifique. L’aide médicale à mourir en fin de vie signifie prendre soin de cette personne agonisante qui ne veut plus souffrir moralement. La loi 2 au Québec élargit en ce sens la définition des soins de fin de vie en ouvrant la possibilité de l’aide médicale à mourir sous conditions. Dans ce cas, l’aide médicale à mourir répond à la liberté de choix de la personne.
Pourquoi fait-on ce travail d’accompagnement? Il est important de savoir que la fonction du dialogue est déterminante dans l’établissement de « l’identité professionnelle » de chaque soignant capable, en tant que sujet éthique, de s’adresser directement à l’autre comme à un partenaire qui peut l’aider à « coconstruire le sens du soin ». C’est aussi tout le sens de la compétence du soignant en éthique professionnelle. Pour « qui »? La souffrance des soignants est pour eux une perpétuelle invitation à entrer en dialogue pour assurer la meilleure qualité de soins possible au soigné qui a la priorité.
La souffrance des soignants: exprimer ou réprimer? Le but de cet article était d’ouvrir un espace de réflexion sur cette question; les soignants ont besoin d’être soutenus et guidés dans le dialogue pour s’extirper de cette souffrance. Je pense que le sens de la qualité des soins se coconstruit en équipe de dialogue, à partir de l’expression de la souffrance des soignants, et ce, dans la mesure où l’analyse de cette souffrance s’effectue de manière à mieux comprendre comment elle peut réduire la qualité des soins. Cela nécessite toutefois un apprentissage. Un lieu de formation au processus – mode de dialogue – est nécessaire pour un apprentissage collectif, ainsi qu’un soutien sur les plans hiérarchique, médical, déontologique et politique.
Références
1 COLPÉ, Dominic (2007), « La relation soignant-soigné devant le travail de l’âge : vieillir », Cahiers de psychologie clinique, 1, no 28, p. 257-270 [En ligne] http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=CPC_028_0257#pa13
2 BÉLAND, Jean-Pierre. (2009) (dir.), La souffrance des soignants, Québec : Presses de l’Université Laval.
3 BÉLAND, Jean-Pierre. (2015), L’accompagnement en fin de vie. Les défis d’une démarche d’appui aux soignants, Québec : Presses de l’Université Laval.
4 BÉLAND, Jean-Pierre. (2009), « L’importance d’un choix éclairé en faveur du dialogue pour atténuer la souffrance du soignant », La souffrance des soignants, Québec : Presses de l’Université Laval, p. 10-12.
5 Cf. Georges A. Legault (2009), «Dialoguer sur la souffrance des soignants : pourquoi est-ce si difficile ?», dans Jean-Pierre Béland (2009), La souffrance du soignant», op. cit., p. 73-87.
6 BÉLAND, Jean-Pierre (2015), L’accompagnement en fin de vie. Les défis d’une démarche d’appui aux soignants, Québec : Presses de l’Université Laval.
7 Cela signifie que nous sommes les auteurs du sens de notre vie. Lorsque nous jugeons que le sens de notre vie (comme de notre propre histoire) est accompli, nous sommes prêts à mourir.
Jean-Pierre Béland est philosophe, professeur titulaire en éthique au Département des sciences humaines de l’Université du Québec à Chicoutimi, membre du Groupe de recherche interdisciplinaire en éthique des technologies à l’Institut interdisciplinaire d’innovation technologique de l’Université de Sherbrooke. Il est titulaire d’un bacc. en sciences religieuses, d’une maîtrise en anthropologie philosophique et théologique, d’un doctorat en anthropologie philosophique et théologique et d’un postdoctorat en philosophie.